En 1801, quand il ne s'agissait que d'abuser l'ennemi, pour lui arracher la
paix, le premier consul avait désigné LATOUCHE-TREVILLE pour
commander à Boulogne. En 1803, des l'instant que la manuvre de
concentration en Manche devient l'essentiel du plan, dès qu'il s'agit
réellement de descendre en Angleterre et d'aller y signer la paix
à Londres, LATOUCHE-TREVILLE commande à Toulon. On n'y a
d'ailleurs que dix ou douze vaisseaux. C'est sur cette faible force que
NAPOLEON compte avant tout pour gagner sa bataille. Il ne faut pas oublier que
les forces anglaises par rapport aux nôtres sont à cinq contre un.
La stratégie doit donc intervenir.
Il s'agit d'éparpiller aux quatre coins du monde ces innombrables
escadres anglaises, tandis que nos petites, nos toutes petites escadres, se
concentreront au point névralgique du champ de bataille, au Pas de
Calais. Quelle meilleure pièce d'échecs que cette escadre de
Toulon, dont l'ennemi n'imaginerait jamais, dès qu'elle aura
doublé Sicié, si elle cingle sur Naples, Messine, l'Egypte ou
Gibraltar.
Le plan de NAPOLEON est simple :
LATOUCHE-TREVILLE avait dix vaisseaux à Toulon. Il s'en trouvait un
onzième a Cadix, en compagnie de toute une escadre espagnole que
commandait l'Amiral GRAVINA. Une autre escadre française, à peine
revenue de Saint-Domingue, était au Ferrol, avec l'Amiral BEDOUT. Cinq
vaisseaux de ligne étaient à Rochefort sous VILLENEUVE. Enfin,
vingt-cinq vaisseaux de ligne à Brest sous GANTEAUME.
Sans doute, NELSON bloquait Toulon, CORNWALLIS bloquait Brest, COLLINGWOOD
tenait le golf de Gascogne, et SAUMAREZ et KEITH étaient
également a la mer. Il n'était tout de même pas impossible
de lancer NELSON vers l'Egypte ou vers Maltes. Puis, la jonction
Toulon-Cadix-LeFerrol-Rochefort accomplie, d'entraîner par une feinte
hardie sur les Antilles toutes les escadres anglaises. Un brusque retour, Brest
débloqué et CORNWALLIS battu ou refoulé à
Spithead, on pouvait sans exagération estimer à cinquante
vaisseaux de ligne la flotte française qui marcherait sur Boulogne,
concentrée et prête à une bataille d'extermination. Cette
bataille là, pas un Amiral Anglais n'oserait la risquer, sauf NELSON.
Mais NELSON serait à coup sur entre Naples et Palerme, couvrant la
route de l'Egypte. Toutes les chances étaient pour nous.
Hélas ! Le 18-Aout-1804, LATOUCHE-TREVILLE mourrait à Toulon, et
la marine française n'avait pas un homme qui put remplacer cet homme
là. Le plan ne fut pas changé, sauf diverses feintes mais rien de
sérieux. Sur le conseil du ministre DECRES, VILLENEUVE remplaça
LATOUCHE-TREVILLE à l'escadre de Toulon. De tous les choix qu'on pouvait
faire, le choix de VILLENEUVE était, à n'en pas douter, le pire.
Il est bon de préciser que la marine française de 1804
n'était plus la même qu'en 1798 et encore moins qu'en 1794. A la
bataille de Prairial, la seule timidité de nos adversaires nous avait
sauvé d'une destruction totale, malgré la réelle valeur de
VILLARET-JOYEUSE et de SAINT-ANDRE. A la bataille d'Aboukir, la discipline
restaurée et une organisation renaissante avaient au moins permis aux
meilleurs de nos vaisseaux, les " Tonnant ", " Orient ",
" Franklin ", de se battre avec honneur et de tuer quelques centaines
d'hommes a l'ennemi. Enfin, de 1801 à 1803, dix-huit mois d'armistice
avaient permis à des Amiraux énergiques de reprendre en main
l'instruction et l'entraînement de nos marins, et l'escadre au moins de
LATOUCHE-TREVILLE était maintenant une escadre efficace et
entraînée, qui avait osé sortir de Toulon au-devant de
NELSON, et devant laquelle, NELSON avait reculé. Mais laissons-lui la
parole ou plutôt la plume :
Jamais NAPOLEON n'a sérieusement compté pouvoir passer en
Angleterre sans l'assistance d'une flotte de ligne. La preuve en est dans les
mutations qu'il avait effectuées parmi les amiraux, entre 1801 et 1803.
" M. Latouche, est tout prêt à prendre la mer, et à la manière dont manuvrent ses vaisseaux, je m'aperçois qu'ils sont bien armés. "
On n'en pouvait évidemment pas dire autant de toutes les escadres françaises. N'importe, telle quelle, la marine française de 1804 était en réel progrès.
L'heure étant venue, l'Amiral VILLENEUVE appareilla de Toulon le 18-Janvier-1805. Un coup de vent dégageait nettement le passage. NELSON était à Maddalena, Il appareilla, franchit les bouches de Bonifacio par un temps assez dur, n'aperçut rien, nous crut en route pour l'Egypte et y courut. En réalité, nous n'étions nulle part à la mer. VILLENEUVE, dès le soir de la sortie, avait subi des avaries de mature, et perdant immédiatement courage, était revenu à Toulon, et y avait remouillé le 21-Janvier-1805
Il est assez remarquable que VILLENEUVE, ayant succédé à LATOUCHE-TREVILLE le 27-octobre-1804, ait d'abord trouvé son escadre magnifique, et qu'en moins de trois mois, tout ce qui avait d'abord semblé parfait était peu à peu devenu, aux yeux de l'Amiral, détestable. Sa reculade du 18-Janvier, pour deux vaisseaux et une frégate qui avait cassé, qui un mat de hune, qui une basse vergue, prouvait à l'évidence que VILLENEUVE n'était pas un chef.
MISSIESSY, qui avait remplacé VILLENEUVE à Rochefort quand VILLENEUVE avait remplacé LATOUCHE-TREVILLE à Toulon, était lui, fort bien sorti de Rochefort avec ses cinq vaisseaux, le 11-Janvier-1805, et avait cinglé droit sur les Antilles. C'était le commencement de l'exécution du plan Napoléonien. En moins de quarante jours, Fort De France était atteint, et coup sur coup, MISSIESSY avait alerté la Dominique, pris Saint Christophe, pris Nevis, et pris Montserrat. Il y eut là de quoi vivement inquiéter le cabinet de Londres. Mais le retard de VILLENEUVE incita NAPOLEON à rappeler MISSIESSY qui revint sans encombre et mouilla en rade de l'île d'Aix le 5-Mai. Il n'était donc pas impossible à une escadre française de courir quatre mois sans que l'ennemi l'empêchât de faire bonne et utile besogne.
Nanti d'ordres nouveaux, en date du 2-Mars-1805, VILLENEUVE appareilla derechef de Toulon, le 30-Mars Cette fois encore, NELSON le laissa passer, et s'en alla l'attendre entre la Sardaigne et l'Algérie, convaincu que nous allions en Egypte.
VILLENEUVE, très favorisé cette fois par le vent, gagna au nord, toucha le 6-Avril Carthagène, où était l'Amiral espagnol SALCEDO, chef d'une escadre de six vaisseaux, mais refusa d'attendre les trente-six heures que SALCEDO demandait pour embarquer ses poudres. VILLENEUVE était alors pressé, trop pressé, comme il fut toujours à proximité de NELSON. Continuant donc en hâte, et soucieux d'éviter tout combat, ce qui était conforme aux ordres de l'Empereur, VILLENEUVE passa Gibraltar le 9- Avril et jeta, le même soir, l'ancre devant Cadix.
Cinq vaisseaux anglais bloquaient l'imprenable arsenal espagnol, cinq vaisseaux que commandait le Vice-AmiralORDE. Ils prirent chasse devant les onze vaisseaux de VILLENEUVE. Dans Cadix était l'Amiral Duc de Gravina avec seize vaisseaux. Mais ces vaisseaux étaient dans un tel état que six d'entre eux seulement purent appareiller. Quatre d'entre eux perdirent l'escadre dès la première nuit de la traversée. Heureusement, le point de rendez-vous était donné, par plis cachetés, a Fort De France. Tout le monde s'y rendit donc, y compris le vaisseau français l"Aigle" de soixante-quatorze canons qui avait attendu à Cadix l'arrivée de VILLENEUVE. L'escadre combinée comptait désormais dix-huit vaisseaux, douze français, six espagnols dont quatre faisaient route à part.
On était le 10-Avril. NELSON, à cette même date, au large de Palerme, se désespérait de ne rien savoir de l'escadre française. Malheureusement, une lettre de Naples l'informa qu'un convoi de troupes anglaises était en route d'Angleterre pour la Méditerranée, avec seulement deux vaisseaux d'escorte. NELSON s'élança vers Gibraltar. Il mis vingt jours pour l'atteindre, sept jours pour franchir le détroit, ne dépassa Tarifa que le 7-Mai et n'atteignit Lagos que le 10. Le 12 enfin, il découvrait le convoi, intact, qui n'avait pas vu l'ennemi. Alors, alors seulement, NELSON qui avait à ce moment trente-deux jours de retard, devina que l'escadre française était aux Antilles et se rua vers la Barbade, à sa poursuite, avec dix vaisseaux.
TRENTE-DEUX JOURS DE RETARD !
TRENTE-DEUX JOURS D'AVANCE POUR VILLENEUVE ! !
JAMAIS NAPOLEON N'AVAIT ESPERE SI BEAU JEU ! ! !
Le 14-Mai, VILLENEUVE mouillait à Fort De France. Pour aller de Cadix
aux Antilles, il avait mis trente-quatre jours. Pour NELSON, cinq semaines plus
tard, vingt-trois jours seulement devaient suffire car il fut à la
Barbade le 4-Juin. VILLENEUVE avait d'ailleurs employé correctement ses
loisirs à partir du 14-Mai. Il avait : Rallié ses dix-huit
vaisseaux, Enlevé aux Anglais un caillou réputé imprenable,
le Diamant, a l'entrée de Fort De France. Capturé un convoi
britannique. VILLENEUVE évidemment jetait partout l'alarme, et nul doute
que si GANTEAUME eut trouvé l'occasion de rompre le blocus de Brest
comme VILLENEUVE avait rompu celui de Toulon et MISSIESSY celui de Rochefort,
une vingtaine de vaisseaux anglais eussent couru derrière lui à la
rescousse des Antilles terrifiées. Mais GANTEAUME ne bougeât pas.
Le Contre-Amiral MAGON partit seul de Rochefort avec deux vaisseaux.
VILLENEUVE, renonçant à attendre la trop incertaine
arrivée de GANTEAUME, n'avait plus maintenant qu'à revenir en
Europe, prompte comme la foudre, passer au Ferrol, y prendre douze à
quinze vaisseaux qu'on y préparait, puis, fort d'au moins trente voiles
de ligne, débloquer Brest. CORNWALLIS et ses vingt vaisseaux, pris entre
les trente de VILLENEUVE et les vingt-cinq de GANTEAUME, laisserait forcement
libre l'entrée de la Manche. Et à deux-cent-cinquantes miles
marins dans l'est, à peine, étaient Boulogne, Calais, la
flottille, l'Empereur et la victoire.
Oui mais il s'agissait d'être prompte comme la foudre..
VILLENEUVE part cependant, et part très vite. Pas une seconde
l'idée ne lui passe par la tête d'une désobéissance
qui serait pourtant féconde, qui sait ? NELSON est là, errant aux
Antilles, avec dix vaisseaux seulement, et n'ayant même pas encore
rallié le Contre-Amiral COCHRANE, qui d'ailleurs n'en a que trois. Une
attaque brusquée ne pourrait-elle pas être une attaque heureuse ?
VILLENEUVE a dix-huit vaisseaux dont douze français, ceux la même
que jadis a commandé LATOUCHE-TREVILLE. Mais non ! ! VILLENEUVE se
souvient trop bien d'Aboukir, et le seul nom de NELSON lui est un
épouvantail. Il part très vite, trop vite, le 10-Juin. Il part
comme s'il fuyait.
En fait, disons les choses comme elles sont : Il fuit.
NELSON a tôt fait d'être sur sa piste. VILLENEUVE a mal
dissimulé qu'il partait pour l'Europe et dès le 13-Juin, il le
poursuit. Il le rejoindrait même en route si, une fois encore, NELSON,
décidément mal compréhensif des règles essentielles
de stratégie, ne se trompait d'objectif et ne piquait pas droit sur la
Méditerranée, tandis que VILLENEUVE faisait voile sur Brest.
NELSON faillit bien perdre la partie. Ce fut l'Amirauté anglaise,
dirigée par le vieux Lord BARHAM, qui la gagna. Ce fut surtout
VILLENEUVE qui la perdit, qui perdit tout, en jetant les cartes d'un jeu encore
très beau, que tout joueur audacieux eut accepté de gaieté
de cur. Le 22-Juillet, vers midi, NELSON, s'étant égaré
jusqu'à Gibraltar, VILLENEUVE, à quelque deux cents miles
nautiques dans l'ouest du Cap Finisterre, se heurte dans une brume assez
opaque, à quinze vaisseaux anglais, qu'il distingue à peine dans
la ouate que le vent roule et déroule. C'est l'Amiral CALDER, que Lord
BARHAM vient de lancer au devant de VILLENEUVE. L'Amirauté, sans une
heure d'hésitation, a levé le blocus de Rochefort et du Ferrol.
Ainsi a-t-elle put constituer cette force de quinze vaisseaux que VILLENEUVE
trouve soudain devant lui. Bataille ! Bataille obligatoire ! ! Bataille
tâtonnante, hésitante, indécise CALDER prend deux vaisseaux
espagnols. Apres quoi, satisfait à bon compte, il bat en retraite.
VILLENEUVE, plus satisfait encore, s'élance vers le Ferrol, puisque le
Ferrol est débloqué. Cette fois, changement de brise, le vent
tourne contre nous. Et, renonçant tout de suite à doubler le cap,
renonçant à joindre les vaisseaux qui l'attendent au Ferrol, a
Rochefort, a Brest, bref, renonçant à tout, VILLENEUVE laisse
porter au sud, et s'enfonce dans Vigo, le 27-Juillet.
" Pour se réparer ".
Il est bien question de se réparer dans cette heure tragique et
suprême !
IL EST QUESTION D'ENVAHIR L'ANGLETERRE OU DE NE PAS L'ENVAHIR ! !
Vigo. Déployez une carte de l'Espagne, et considérez ce bloc
pesant taillé carré, mais frangé de fjords assez creux,
qu'est la Galice. Trois ports sont là, voisins les uns des autres, et
surtout le premier du second : Le Ferrol, la Corogne, Vigo. Le Ferrol et la
Corogne appartiennent à la région du nord, a celle qui regarde
vers la rude Mer de Biscaye, dont les vents froids du nord-ouest ont
rongé les plateaux alentours. Le Ferrol, la Corogne, c'est Brest ou
c'est Morlaix. Vigo, au contraire, plus au sud, cela touche au Portugal,
tempéré, amolli. On s'y croit d'instinct aux calanques de Toulon
ou de Nice. Entrant à Vigo, le 27-Juillet-1805, VILLENEUVE avait d'ores
et déjà manque sa mission et perdu la partie.
Peut-être en eut-il le sentiment. Il s'en excusa tout de suite, parlant
de : " nécessite impérieuse et irrésistible ".
Il ne séjourna dans Vigo que trois jours. Le 2-Août, il mouillait
à la Corogne, puis en baie d'Ares, entre la Corogne et le Ferrol.
Pourquoi ? Parce qu'un ordre formel de l'Empereur lui interdisait d'entrer au
Ferrol. Le malheureux ne compris d'ailleurs pas que ce qui lui était
interdit, c'était de perdre du temps. Tant en baie d'Ares qu'à la
Corogne, il en perdit trois fois plus qu'il n'en aurait perdu au Ferrol. Il y
était encore le 13-Août. Douze jours d'hésitation Pourtant,
il ne s'agissait que de rallier les vaisseaux du Ferrol, les cinq vaisseaux de
l'Amiral DUMANOIR et dix vaisseaux espagnols, tous en assez bon état. A
Vigo, VILLENEUVE avait du laisser deux espagnols trop mauvais marcheurs, et un
français, l "Atlas " de soixante-quatorze canons, trop
avarié. Que ne s'était-il décidé, dès les
Antilles, à ces allégements indispensables ! Il était
maintenant tard, très tard. A Boulogne, l'Empereur, en attente depuis
dix jours, trépignait d'impatience, et couvrait d'invectives,
hélas trop méritées "CETTE MARINE ! !CET AMIRAL ! !
"
La marine pourtant, était moins coupable qu'il ne paraissait. Sous un
chef qui eut été un chef, elle eut fait mieux, et surtout plus
vite. Le nouveau commandant de Rochefort, ALLEMAND, ayant reçu de
VILLENEUVE l'ordre de venir à sa rencontre, avait renouvelé le
facile exploit de MISSIESSY, quitté l'île d'Aix avec cinq
vaisseaux et faisait déjà voile vers le Cap Finisterre.
VILLENEUVE, appareillant enfin le 13-Aout, aperçut presque
aussitôt diverses voiles au nord. Etait ce l'ennemi ? Etait ce ALLEMAND ?
VILLENEUVE, une fois de plus, tergiversa
En réalité, si tard qu'il fut, il était peut-être
encore temps, car rallié par ALLEMAND, VILLENEUVE aurait eu trente-trois
vaisseaux au total. Et où était l'ennemi ? Appliquant une
consigne écrite nulle part mais appliquée d'instinct par tout
amiral anglais qui a perdu le contact avec l'adversaire qui lui est
affecté, CALDER avait rallié CORNWALLIS devant Brest, et NELSON,
courant de Gibraltar jusqu'à la Manche, s'était joint à
CALDER. Le total faisait plus de quarante vaisseaux. Soit ! Mais GANTEAUME en
avait vingt-cinq et VILLENEUVE trente-trois, l'avantage du nombre nous
demeurait donc. Il ne pouvait plus guère être question
d'apparaître sans combat devant Boulogne, mais au prix d'une furieuse
bataille qui eut désemparé toutes les forces de l'ennemi avec
les nôtres, le Pas De Calais pouvait encore être
dégagé. Hélas ! GANTEAUME ne pouvait plus sortir sans
combattre, contrairement aux vux de l'Empereur, et surtout, l'Amirauté
anglaise, parfaitement renseignée par ses croiseurs, était
maintenant convaincue par l'attitude de VILLENEUVE que s'en était fini
de l'alerte, et disloquait presque aussitôt sa concentration devant
Ouessant.
CALDER, avec vingt vaisseaux, retournait bloquer le Ferrol. CORNWALLIS, restait
devant Brest avec dix-huit vaisseaux. NELSON, qui se lassait pour la
première fois de sa vie d'être a la mer, avait obtenu un
congé.
NAPOLEON, installé auprès de la grande armée, à
Boulogne, depuis le 3-Août, attendit jusqu'au 1-Septembre, mais ne
comptait déjà plus sur VILLENEUVE. Il avait pris la mesure de cet
homme funeste duquel il avait cru, sur le conseil du ministre DECRES, pouvoir
faire le commandant suprême de ses flottes et le dépositaire du
plan naval le plus vaste, le plus audacieux qui ait été jamais
conçu sur le plan stratégique. Déjà sur d'être
contraint d'abandonner ce rêve splendide d'aller imposer, a Londres, une
paix générale et définitive, sur d'être contraint
de se retourner contre l'Europe accrochée par l'or anglais comme un
roquet à ses basques, il commençait de dicter à ses aides
de camp le plan de campagne d'Ulm.
Quant à VILLENEUVE, parti de la baie d'Ares pour Brest le 13-Aout, il
avait perdu soudain courage le 15. Trompé par un faux renseignement, il
avait renoncé à traverser le Golfe De Gascogne plein de
périls inconnus (et du reste forts réels puisqu'en
définitive, à cette date, il se serait infailliblement
heurté à la concentration anglaise, à l'entrée de
la Manche). Changeant de route cap pour cap, il avait fait sud, au lieu de
faire nord, et s'était réfugié à Cadix le 19-Aout,
à bout de force morale, et pleinement conscient d'avoir endossé
une tache impossible à remplir.
VILLENEUVE était à peine à Cadix que Cadix était
bloqué Par COLLINGWOOD d'abord, avec les quatre vaisseaux qu'il avait sur
place, et qu'il n'avait écarté qu'un moment. Le moment
indispensable à la flotte franco-espagnole pour entrer et mouiller. Puis
par Sir BICKERTON, qui amena de Carthagène quatre autres vaisseaux
dés le 22-Aout. Puis le 30-Aout, par CALDER, qui lui, arrivait du blocus
de Brest avec dix-huit vaisseaux dont s'était démuni CORNWALLIS.
COLLINGWOOD et CALDER, Vice-Amiraux l'un et l'autre, avaient donc maintenant
vingt-six vaisseaux pour tenir en respect les trente-trois de VILLENEUVE :
dix-huit français et quinze espagnols. C'était clairement assez,
d'autant que Lord COLLINGWOOD était plus ancien en grade que Sir CALDER,
et que si CALDER était une sorte de VILLENEUVE anglais,
désagréable et pointilleux par surcroît, COLLINGWOOD a
laissé dans l'histoire de l'Angleterre, non seulement la
réputation d'un chevalier sans peur et sans reproche, mais encore celle
d'un chef aussi prudent que sagace, aussi habile qu'audacieux. Lord COLLINGWOOD
commandait donc à Sir CALDER et aussi aux Contre-AmirauxTHOMAS-LOUIS et
Lord NORTHESK. Ce n'était pourtant pas à lui qu'était
réservé l'honneur du grand premier rôle dans le dernier acte
de cette tragédie immense, car NELSON, son congé terminé,
arriva à son tour d'Angleterre, quatre semaines plus tard, avec six
vaisseaux que Portsmouth lui avait soigneusement remis à neuf. Plymouth
avait en sus fourni deux vaisseaux, le "Thunderer" et l
"Ajax". L'Amirauté, certes, n'avait rien refusé à
NELSON, qu'elle avait fini par reconnaître pour ce qu'il était
réellement. Non que COLLINGWOOD ne fut pas un Amiral excellent. Mais il
n'avait pas sur les équipages cette magnifique emprise qu'avait obtenu,
peu à peu, le vainqueur d'Aboukir et de Copenhague, et dont il allait
donner la suprême, la plus prodigieuse preuve.
De part et d'autre, les deux gouvernements anglais et français avaient
pris une décision, la même : Celle de rappeler, en vue
d'enquête, et de jugement au besoin, deux chefs accusés l'un et
l'autre de n'avoir pas fait tout leur devoir. Londres rappelait CALDER, et
CALDER abandonnait son commandement et faisait voile pour l'Angleterre, au
début d'Octobre, à bord de son beau trois-ponts, le "Prince
of Wales". Paris rappelait VILLENEUVE, mais secrètement encore, car
VILLENEUVE ne pouvait quitter la flotte de Cadix avant d'avoir un successeur.
L'Empereur n'avait trouvé pour cette succession délicate que le
Vice-Amiral ROSILY-MESROS, qui avait servi sous SUFFREN très
honorablement, mais qui avait peu navigué depuis. ROSILY dut rejoindre
Cadix de Paris. Sa nomination avait été signée le
17-Septembre. L'Empereur avait sans doute calculé que le nouveau
commandant en chef prendrait son commandement vers le 10 ou le 15-Octobre au
plus tard. Le malheur voulut qu'en cours de route divers incidents retardassent
ROSILY. Si bien que fort avant l'arrivée de son successeur, VILLENEUVE
apprit à l'improviste qu'il allait être à la fois
remplacé et mandé à Paris " Pour y rendre compte de
la campagne qu'il venait de faire ". VILLENEUVE, de ce coup, s'estima
déshonoré. Alors, profitant de ce qu'il était encore le
chef suprême et interprétant à sa manière ses
nouvelles instructions, lesquelles venaient de prescrire à la flotte
d'entrer en Méditerranée pour y joindre les forces de
Carthagène, en vue d'opérations ultérieures sur la Sicile
ou Naples, VILLENEUVE, perdant tout sang froid, pris une résolution
à la fois folle et criminellement égoïste : Celle de sortir
sur-le-champ, de livrer bataille coûte que coûte, et de prouver
ainsi qu'il n'était pas un lâche.
En vain, son collègue espagnol, l'Amiral Duc de Gravina, dont la
conduite fut admirable d'héroïsme et d'abnégation, d'un bout
à l'autre de ce calvaire que fut pour l'Espagne la campagne de
Trafalgar, en vain GRAVINA supplia t-il VILLENEUVE de revenir sur sa tragique
détermination. A grand peine, quelques jours durant, la raison
reprit-elle un peu d'emprise sur VILLENEUVE. NELSON avait maintenant toute sa
flotte concentrée, trente-trois vaisseaux de ligne, dont neuf
trois-ponts ! La flotte combinée n'en comptait pas davantage, dix-huit
français et quinze espagnols, et l'ordre de l'Empereur était
qu'on ne comptât deux vaisseaux espagnols que pour un, à cause de
la faiblesse de leurs équipages.
La nouvelle arriva tout à coup à Cadix que NELSON venait de
renvoyer le Contre-AmiralTHOMAS-LOUIS et six vaisseaux avec lui, les uns
à Tétuan pour faire de l 'eau, les autres à Gibraltar pour
faire des vivres. Dans l'instant, le parti de VILLENEUVE fut pris. Un conseil
de guerre venait pourtant d'être réuni à bord du
"Bucentaure", et, à l'unanimité, les Amiraux espagnols
GRAVINA, ALAVA, ESCANO et CISNEROS, ainsi que les français DUMANOIR et
MAGON avaient estimé qu'une bataille n'était pas à
chercher. VILLENEUVE passa outre dès qu'il sut la flotte anglaise
réduite à vingt-sept voiles de ligne. N'ayant rappelé
à son bord que le seul fidèle et noble GRAVINA, il
n'échangeât plus avec lui que quelque propos rapides.
Les dés étaient jetés.
L'instant d'après, le signal décisif " Appareillez sans
autre signal " battait aux drisses du "Bucentaure".
On était le 19-Octobre-1805. Les cloches des trente-trois vaisseaux de
la flotte venaient de piquer quatre (6 heure du matin), et le rideau se levait
sur la plus grande tragédie de notre histoire navale et ses
conséquences non moins tragiques sur notre histoire tout court
Toute la journée du 19-Octobre ne fut pas suffisante pour la sortie de
Cadix des trente-trois vaisseaux de VILLENEUVE. Dix-huit voiles ennemies
étaient en vue. VILLENEUVE, sur maintenant de sa bataille, sur de sa
défaite de surcroît, s'occupa avec patience et méthode
d'achever son appareillage dans la matinée du 20. Le vent était
du sud-est, très faible brise, mais le ciel incertain annonçait un
changement de temps probable.
S'écartant tout de suite de la cote, VILLENEUVE forma son armée
sur trois colonnes, puis fit route sur le détroit de Gibraltar. L'
"Achille", un des vaisseaux de tête, signalait toujours les
dix-huit voiles anglaises à l'horizon, dans le Sud, quart sud-est. La
nuit du 20 au 21-Octobre s'écoula sans incident. Des feux de Bengale
s'allumaient çà et là, vers l'orée du
détroit. Les frégates anglaises appelaient les divisions de ligne
éparses. A l'aube, on sut à quoi s'en tenir. NELSON arrivait,
toutes voiles dehors, vent arrière, ses bonnettes établies
à tribord et à bâbord, avec vingt-six vaisseaux de ligne
(L' "Afriqua" de soixante-quatre canons, ne ralliant que pendant la
bataille) et six frégates. Il avait son pavillon carré au grand
mat du vieux "Victory", l'ancien trois-ponts de JERVIS, et Lord
COLLINGWOOD montrait sa marque au mat de misaine du meilleur marcheur de la
flotte anglaise, le "Royal Sovereign" de cent quatre canons. La
flotte franco-espagnole s'allongeait en désordre sur quelque six miles
de longueur.
DE GAGNER LA GUERRE OU DE LA PERDRE ! ! !
Dés 6h30, VILLENEUVE signala comme de règle : "Ordre de
bataille naturel, amures à tribord ". La brise était
passée à l'ouest, nord-ouest, et elle avait encore faibli,
après plusieurs grains essuyés coup sur coup la veille au soir.
NELSON se trouvait de la sorte, avoir acquis l'avantage du vent. Mais
c'était si peu de choses que, toutes voiles dehors, sa flotte
avançait à peine à raison d'un ou deux nuds.
A 8h00, VILLENEUVE voulu serrer ses vaisseaux les uns sur les autres. A ce
dessein, il vira lof pour lof tous à la fois, de sorte que l'ordre de
bataille fut alors renversé. Le Contre-Amiral DUMANOIR, à bord du
"Formidable" de quatre-vingts canons à l'avant garde.
VILLENEUVE, encadré des Amiraux espagnols ALAVA et CISNEROS, toujours au
centre. Le Contre-Amiral MAGON, à bord de l "Algeciras" de
soixante-quatorze canons, à l'arrière garde. Quant au Duc de
GRAVINA, qui montait le "Principe de Asturias" de cent douze canons,
il avait été pointe d'avant garde et devenait ainsi serre file.
Il s'acquitta parfaitement de sa tache, et, la frégate
"Thémis" lui ayant, à deux reprises, signalé que
le corps de bataille et l'arrière garde s'allongeait trop, GRAVINA fit
serrer les rangs de son mieux. Il n'y avait désormais qu'à
rectifier la ligne en attendant l'ennemi. On y réussit assez mal Une
dizaine de vaisseaux se laissèrent sous-venter. L'importance d'ailleurs
était minime, car on aperçut bien vite que NELSON, maître
de l'heure, n'avait pas dessein d'attaquer selon la vieille règle des
lignes parallèles. C'est à dire, en se rapprochant obliquement.
En effet, oubliant net sur-le-champ de bataille toutes les instructions de
l'Amirauté, tout le fameux mémorandum historique dont il avait
saturé ses capitaines avant la bataille, NELSON ne voyait maintenant
plus qu'une chose :
C'est qu'il était au vent de la flotte combinée et que la flotte
combinée était au vent de Cadix. Que cette flotte laissât
porter, qu'elle fit retraite, et la victoire lui échappait.
Dans l'instant, un plan de la plus folle hardiesse lui apparut, dessiné
comme un trait de feu.
Attaquer ! !
Attaquer même tout de suite ! Si vite que l'ennemi n'eut pas le temps de
parer l'attaque. (Et si imprudemment que l'ennemi n'eut pas l'envie de se
dérober). Bref, donner à VILLENEUVE des chances extravagantes,
fabuleuses, mais par cela même l'accrocher à coup sur. Il y avait
de quoi faire écraser vingt fois une flotte ordinaire, attaquant un
adversaire de même force. Mais la flotte de NELSON était la plus
belle des flottes qui eut peut-être jamais existé, alors que
beaucoup de vaisseaux espagnols sortaient du port pour la première fois,
avec des équipages dont pas un homme ne savait distinguer une
écoute d'une itague. NELSON savait cela. Il savait aussi que la
témérité, même démente, en apparence, est
quelques fois la sagesse même.
Voici la manuvre de NELSON : Divisant sa flotte en deux colonnes, l'une de onze
vaisseaux, qu'il va mener lui-même, l'autre de quinze vaisseaux qu'il
donne à COLLINGWOOD, il espace les deux colonnes d'un mille marin
à peu près et les dirige, d'ouest en est, perpendiculairement
à la flotte franco-espagnole, NELSON au nord, piquant droit sur le
"Bucentaure" de VILLENEUVE, et COLLINGWOOD, au sud sur le "Santa
Anna" d'ALAVA. Notez qu'il fait presque calme, et que par
conséquent, les deux chefs de file anglais, auront à subir seuls
un bon quart d'heure durant, sinon plus, le feu concentré d'une
demi-douzaine d'adversaires chacun. Mais s'il fait presque calme, la houle est
forte et creuse. Les pointeurs français, peu habitués au tir par
grosse mer, les pointeurs espagnols, plus novices encore, pointeront mal. On
aura, certes, un dur moment à passer. Mais on vaincra.
Il est maintenant 11h00. NELSON vient de descendre dans sa chambre amirale pour
y rédiger son testament. Il remonte, inspecte vivement les batteries,
considère le "Royal Sovereign" toujours trop rapide qui a
cargué les trois-quarts de sa voilure pour ne pas devancer son escadre,
puis soudain, appelant un enseigne, dit ceci :
" Signalez à la flotte : L'Angleterre espère que chaque
homme fera son devoir ".
Chaque lettre exigeait trois pavillons. La flotte anglaise,
répétant le signal célèbre, fut couverte
d'étamines multicolores, comme aux jours de fête on arbore le
grand pavois.
12h00. En réponse aux étamines anglaises, la flotte espagnole
hisse son vieux drapeau rouge et or que les pieux castillans frappent d'une
croix noire, et la flotte française le nouvel étendard tricolore,
celui qui flotta pour la première fois, hélas, à Aboukir.
VILLENEUVE déferle alors son signal, le numéro deux cent
quarante-deux des signaux généraux à la voile : "
Commencez le combat ". A l'instant même, le matelot d'arrière
du "Santa Anna", le soixante-quatorze français le
"Fougueux", envoie son boulet d'essai au "Royal Sovereign",
car il vient, lui, de se couvrir soudain de toile. Devançant ainsi tout
le reste de la flotte anglaise, COLLINGWOOD, le premier, se rue sur les
alliés.
Il a choisi l'adversaire le plus formidable en apparence, le "Santa
Anna", de cent douze canons. Avant d'ailleurs d'y arriver, le "Royal
Sovereign" a déjà reçu, à courte
portée, outre les bordées du "Fougueux", celles de l
"Indomptable", vaisseau français de quatre-vingts canons, et
des espagnols "SanJusto" et "SanLeandro" respectivement
de soixante-quatorze et de soixante-quatre canons. Mais le calcul de NELSON
s'avère exact : Tous ces vaisseaux tirent mal. Le "Royal
Sovereign", qui n'a pas encore riposté un seul coup, arrive au
"Santa Anna", l'écrase soudain d'une effroyable bordée
d'enfilade, puis l'engage vergue à vergue et concentre sur lui le feu de
ses trois batteries.
Un second vaisseau anglais a pu presque tout de suite accourir à la
rescousse, le "Belleisle", ancien soixante-quatorze français
capturé et réarmé. Mal lui en a pris. Quatre vaisseaux
français ont réussi à coiffer le "Belleisle" : l
"Aigle", l "Achille", le "Fougueux", tous de
soixante-quatorze canons, et le "Neptune", de quatre-vingts canons.
Séparé du "Royal Sovereign" par la masse énorme
du "Santa Anna", le "Belleisle" perd ses quatre mats.Le
flot de ses voiles écroulées engage ses batteries, il ne peut plus
riposter au feu furieux de ses adversaires. Seul un lambeau de pavillon
anglais, cloué au tronçon de son mat d'artimon, atteste que le
"Belleisle" refuse obstinément de se rendre. Trois Quart
d'heure passeront avant que les deux premiers vaisseaux de l'escadre de
COLLINGWOOD soient efficacement secourus par leurs matelots d'arrière.
NELSON, cependant, à la tête de l'autre colonne d'attaque
anglaise, suit d'un regard anxieux ce terrible combat. Lui, ne peut encore
intervenir. Son "Victory" marche bien plus lentement que le
"Royal Sovereign" et même que le "Belleisle".
Ce n'est qu'à 12h30 que le "Bucentaure", jugeant le
"Victory" à portée, essaie quelques coups de
réglage. Résultat nul. Pourtant, voici que NELSON n'est plus
qu'à cinq cents mètres de VILLENEUVE ! Pêle-Mêle, le
"Héros", la "Santissima Trinidad", le
"Redoutable", le "Neptune" ouvrent ensemble le feu sur
l'Amiral anglais. Les coups s'égarent presque tous, le
"Victory" ne riposte même pas. Pourtant, il ne marche plus, il
se traîne. Cela dure 30 40 minutes
Enfin, il est 13h00 exactement, le vieux trois-ponts touche au
"Bucentaure", sans avoir brûlé une amorce. VILLENEUVE
croit à un abordage, il a saisi l'aigle de son vaisseau, il la montre
à ses hommes enthousiastes et leur cri :
L'enseigne se précipite et revient :
" Mylord, le code n'a pas prévu le mot éspère !
".
" Signalez attend " répond NELSON, l'enseigne revient encore :
" Mylord, le code n'a pas prévu le mot devoir ! "
" Oh ! " Dit NELSON, énervé.
" Signalez : (D) (U) (T) (Y) " - devoir -
" Je vais la jeter à bord de l'ennemi, nous irons l'y reprendre !! "
Il faut préciser qu'en plus de son équipage, VILLENEUVE a
gardé avec lui cinq companies d'un régiment de marine, (De
l'expédition des Antilles), deux sont à bord du
"Bucentaure" et trois sont au "Redoutable" (Nous reparlerons
d'elles avant longtemps). L'abordage aura donc raison de cet anglais. Le
Capitaine de pavillon de NELSON, HARDY, en a décidé autrement.
Craignant pour la vie de l'Amiral, avec raison, HARDY oblique soudain,
évite le "Bucentaure" et se jette sur le plus chétif
des vaisseaux français, le "Redoutable", de soixante-quatorze
canons du Capitaine LUCAS. Derrière le "Victory", arrivent en
effet, deux trois-ponts anglais, le "Téméraire" et le
"Neptune" qui feront le nécessaire à l'égard du
"Bucentaure". Il convient que NELSON puisse continuer de mener
jusqu'au bout l'ensemble de sa bataille. Pour les cent canons du
"Victory", les soixante-quatorze du "Redoutable" ne seront
évidemment qu'une bouchée à avaler. Voilà qu'au
contraire, dans ce corp-à-corp des deux vaisseaux ou la fusillade
intervient maintenant, terrible, c'est le "Redoutable" qui prend
l'avantage. Nous l'avons déjà dit, il ne manque pas de monde
à bord du petit vaisseau français, on y compte en effet, trois
Capitaines d'infanterie et leur companies dont VILLENEUVE s'est
délesté, et tout cela tire vite et vise juste. Les marins anglais
s'écroulent comme capucins de cartes Surpris de cette hécatombe
à laquelle il ne s'attendait pas, NELSON, qui se promenait à pas
lents sur sa dunette, s'est arrêté.
Soudain, il tombe lui-même.
Une balle française lui a brisé la colonne vertébrale. On
le relève, on l'emporte. Il n'a eu que le temps de murmurer :
" Ils y ont enfin réussi ! Je suis mord "
Ecrasé, le "Victory" vient de cesser le feu. Les clairons
appellent sur le pont supérieur les canonniers des batteries car les
Français montent à l'abordage. Ils y seraient déjà
si la masse à escalader ne dominait pas de si haut les bastingages du
"Redoutable" Tout de même, les gabiers ont grimpé, et
à leur tête, un aspirant, le petit YON. Les canonniers anglais,
jaillissant des trois panneaux, y sont repoussés par une pluie de
grenades. NELSON n'est plus là !! .LE VICTORY EST A NOUS !!
Non, pas encore ! Une coque énorme se profile soudain, doublant le
redoutable sur son avant, puis l'accablant par tribord. C'est le
"Téméraire" que ni le "Bucentaure", ni la
"Santissima Trinidad" n'ont su arrêter. Des volées de
mitraille tirées à bout portant fauchent littéralement
l'équipage du "Redoutable", tuant pêle-mêle des
marins français et anglais. L'instant d'après, tout est
consommé. A 14h00, le Capitaine LUCAS, grièvement blessé
et sans espoir d'être secouru, amène son pavillon. Rien de plus
glorieux que sa défense, le "Redoutable" a subi autant de
pertes que ses deux adversaires : Cinq cents hommes Ce vaisseau s'est bien
battu, bravement et efficacement. On en peut pas dire autant de toute la
flotte. Non, certes, du point de vue bravoure ! Tous le monde, et dans
l'escadre espagnole comme dans l'escadre française, savait mourir. Mais
le métier de la guerre consiste à vaincre et non à se
faire tuer. La science du combat manquait encore à beaucoup de ces
braves gens, qui se firent hacher sans que l'ennemi en souffrit tout ce qu'il
en aurait du souffrir.
Le "Bucentaure", après s'être laissé manuvrer par
le "Victory" et par le "Téméraire", fut
attaqué par le "Neptune", puis par le
"Léviathan", puis par le "Conqueror", sans qu'un
seul vaisseau français vint comme il aurait fallu à sa rescousse,
et de même pour la "Santissima Trinidad". Ces deux vaisseaux,
ensemble de deux cent vingt canons, auraient du broyer pêle-mêle
tout ce qu'on leur opposait sous leurs rafales de feu et de fer. Ce sont eux
qui furent broyés. Totalement démâtés, jonchés
de cadavres, noyés de sang, incapables de riposter à ces
vaisseaux qui avaient su les prendre d'enfilade, par la poupe ou par la proue,
le vaisseau de CISNEROS amena le premier, le vaisseau de VILLENEUVE, le second,
après trois heures d'une glorieuse mais inutile agonie.
Maintenant, c'est fait, la bataille est perdue.
Il est 16h00. Les vaisseaux démâtés, collés les uns
aux autres, dérivent lentement du nord au sud. Là-Bas,
COLLINGWOOD, qui a porté si longtemps sur ses épaules tout le
poids de l'arrière garde alliée, est hors d'affaire. Un puissant
groupe anglais, les "Mars", "Tonnant",
"Colossus", "Bellérophon",
"Polyphèmus", a dégagé peu à peu le
"Royal Sovereign" et l'héroïque "Belleisle".
Pourtant, les vaisseaux français "Fougueux" du Capitaine
BAUDOUIN, mort au combat, l "Algerisas" de l'Amiral MAGON, tué
aussi, les "Pluton", "Aigle", "Berwick", et l
"Achille" qui tout à l'heure sautera comme l "Orient
" à Aboukir se sont défendus avec une ténacité
rare pour nos marins. Il ne leurs à somme toute manqué, que des
pointeurs habiles et des chargeurs capables de charger promptement. Aussi, tout
les vaisseaux anglais qui ont combattu sont-ils à bout de souffle. Mais
deux trois-ponts de COLLINGWOOD, les "Dreadnought", et
"Prince" de quatre-vingt-dix-huit canons tous les deux sont
absolument intacts, et l'arrière garde de NELSON ne fait que d'arriver
à portée des alliés, eux même tous hors de combat
Tous hors de combat, sauf les gens de l'avant garde, que DUMANOIR commande, et
commande mal. Il y a là dix vaisseaux, six français et quatre
espagnols, au vent de la bataille. Leur Amiral ne leur a pas encore
donné d'ordre. Pourquoi ? Nul n'en saura rien, jamais. Il faut que
VILLENEUVE lui-même, avant que son dernier mat ne tombe, prenne sur lui de
rappeler à DUMANOIR son devoir impérieux, en lui signalant de
virer de bord tous à la fois. DUMANOIR répète le signal,
obéit. Que n'a t il manuvré plus tôt ! C'était facile
! La brise était à peine sensible, soit, mais des vaisseaux
peuvent toujours virer lof pour lof, et laisser porter, grand largue ! DUMANOIR
virant à 14h00 au lieu de virer à 16h00, n'eut pas gagné
la bataille, mais il eut massacré l'arrière garde de NELSON, et
pas un vaisseau anglais n'eut peut être échappé à la
tempête qui suivit.
Les choses étaient écrites autrement sur le livre. DUMANOIR a
viré trop tard. Si tard que quatre de ses navires ont cessé de
lui obéir et se sont jetés comme ils ont pu, au hasard, dans la
mêlée, voulant au moins mourir honorablement. Le
"Formidable", n'étant plus suivi que du "Scipion",
du "Duguay-Trouin", du "Mont-Blanc", de l
"Intrépide" et du "Neptuno", serre maintenant le
vent, défilant à petite allure le long du champ de bataille et
tiraillant çà et là, comme afin de choisir le point
propice à une suprême intervention. Mais à quoi bon quoi que
ce soit, désormais il est 16h00 passées et la situation est
désespérée.
Soudain, DUMANOIR serre le vent et s'éloigne. " Pour ne pas ajouter
inutilement au triomphe des ennemis de l'Empereur " Expliquera t il.
Inutile et regrettable prudence, quinze jours plus tard, sous le cap Vilano,
non loin de la Corogne, DUMANOIR ajoutera au triomphe des dits ennemis en se
rendant avec ses quatre derniers vaisseaux au Commodore STRACHAN. Quatre
vaisseaux, non six, car à l'instant que DUMANOIR abandonne le champ de
bataille, il va se passer quelque chose de pittoresque et de magnifique.
L'avant dernier vaisseau de la ligne, l "Intrépide" est
Commandé par un homme brave et bouillant. LOUIS ANTOINE INFERNET, qui
depuis le premier coup de canon tiré, trépigne d'impatience, a
crié de joie quand il a vu l'Amiral virer enfin de bord. On va se battre
! Enfin ! Et non ! DUMANOIR serre le vent, on ne fera qu'effleurer la
bataille. Furieux, sa longue vue brandie comme une hache, INFERNET arpente sa
dunette, pendant qu'a ses pieds, son équipage pris d'une contagion
d'héroïsme, gronde à voie haute. Ne voie t on pas un
débris tricolore, le pavillon de l'Amiral, qui ne s'est pas encore rendu
? INFERNET prend son parti, et désobéissant hardiment à
DUMANOIR, l "Intrépide" oblique à gauche et sort de la
ligne. Le "Neptuno" du non moins brave VALDES, l'imite sans
hésiter. Les deux vaisseaux tombent ensemble dans le tas des ennemis.
VALDES ne se rendra qu'une heure après, son vaisseau raz comme un
ponton. Quant à l "Intrépide", il se bat contre le
"Léviathan", il se bat contre l "Africa", il se bat
contre l "Agamemnon", il se bat contre l " Ajax", il se bat
contre l "Orion", il se bat contre le "Conqueror", et
n'amène son pavillon qu'à 17h30, devenu loque plus que navire, et
la moitié de son équipage gisant dans ses batteries
ensanglantées.
C'est fini.
Le dernier coup de canon a tonné dans le soir. DIX-SEPT vaisseaux
alliés sont aux mains de l'ennemi, un autre explose, l
"Achille". Quatre fuient avec DUMANOIR. GRAVINA, blessé
à mort, a rallié néanmoins les débris de
l'arrière garde et du centre avec onze vaisseaux : cinq français
et six espagnols. L'un des cinq français est le "Pluton", qui
s'est bien battu et que commande un homme courageux : COSMAO. On reparlera du
"Pluton" avant que quarante heures aient passé.
La bataille de Trafalgar est gagnée.
COLLINGWOOD, qui vient de prendre le commandement, et qui n'a plus quinze
vaisseaux en état de manuvrer, parmi toute sa flotte et toutes ses
prises, risque maintenant tout de la tempête qui menaçait depuis
l'avant veille et qui soudain vient d'éclater, terrible Pour comble, le
Cap Trafalgar est là, à moins de huit miles, et les approches de
la cote sont redoutables. Il s'en faudra de peu que le vent et la mer
n'achève totalement l'uvre du canon. Seules trois prises espagnoles et
une française mouilleront à l'abri, dans la nuit, et seront
ensuite conduites à Gibraltar.
Cinq vaisseaux français et deux espagnols, vaillamment
révoltés contre leur équipage de prise, ont reconquis leur
bâtiment. Le "Redoutable", le "Fougueux", le
"Monarca" et le "Rayo" ont fait naufrage dés que la
mer a creusé. Le "Bucentaure" et l "Aigle" se
jetteront à la cote. L "Algéciras" rentrera
triomphalement à Cadix. COSMAO, à bord de son "Pluton",
osera ressortir avec cinq vaisseaux, et, courant droit à l'ennemi,
reprendra aux anglais la "Santa Anna", et le "Neptuno".
Alors, inquiet, COLLINGWOOD, convaincu de ne rien pouvoir conserver des
dix-sept vaisseaux qu'il a pris, qu'il a si bien pris, incendie l
"Intrépide", le "San Augustino", la "Santissima
Trinidad"... Pas un trophée de Trafalgar ne devait servir dans la
flotte anglaise Jamais.
Héroïsme, héroïsme Trafalgar, très glorieuse
défaite, qui ne doit être confondue ni avec le massacre
méthodique d'Aboukir, ni avec la bagarre désordonnée de
Prairial, n'en est pas moins une défaite immense et décisive.
Epilogue malheureux d'une pièce en trois actes qui confirmera
l'Angleterre dans son rôle de première puissance maritime, et qui
cantonnera la France dans celui de première puissance continentale,
Trafalgar est le point de départ d'une lente agonie. Jamais l'Empire ne
devait se relever de cette défaite, pas plus que LOUIS le
quatorzième ne s'était relevé du désastre de la
Hougue. Ulm, Austerlitz, Iéna, Friedland et Wagram n'ont servi
qu'à retarder l'échéance de Waterloo, et ce n'est pas dans
cette morne plaine que fut à tout jamais perdue cette espérance
d'Etats Unis d'Europe que mûrissait NAPOLEON dans son cerveau surhumain.
Michel Boschetti.